Livret des études

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Avant-propos

Un nuancier marin

Le nuancier écrit par Camille Leleu (puisqu’il s’agit bien ici d’écriture et de langage) dépeint un paysage aquatique. Lors de ses plongées sous-marines, elle a distingué et recensé un éventail de couleurs, qu’elle a eu envie de conserver, de nommer et d’organiser. Chaque teinte est ainsi recréée sur papier à partir des 4 encres offset Cyan Magenta Jaune Noir dont l’équilibre s’établit par des valeurs chiffrées entre 0 et 100 %. Chacune est ensuite baptisée, associée à un objet concret dont elle est extraite (élément, flore ou faune) et/ou à une allusion poétique qui évoque librement les explorations sous-marines (référence mythologique, écart contemporain saugrenu).

On peut déceler dans ce panorama coloré un clin d’oeil aux nuanciers inventés par les naturalistes du XIXe siècle, qui ambitionnent de recenser le plus précisément possible les règnes végétaux, minéraux et animaux afin de les organiser selon une visée universelle [1]. La couleur est alors une des composantes à observer pour classifier la nature selon des critères rigoureux. L’ouvrage imprimé du peintre écossais Patrick Syme (1814, réédité en 1821) [2] recense 108 échantillons de couleurs. Conçu comme un outil de travail à emporter sur le terrain, il se décompose selon un système de 13 fiches/tableaux qui détaillent pour chaque teinte : une référence chiffrée, un nom commun de couleur, un échantillon peint, des exemples concrets issus des trois règnes. Ainsi, le n° 24, Scotch Blue (bleu écossais), s’associe à la gorge de la mésange bleue, à l’étamine de l’anémone pourpre simple et à l’azurite.

Le nuancier de Syme est un système codifié, l’égal d’un dictionnaire et d’un ouvrage de référence, adressé à une communauté bien précise. Son lectorat de langue anglaise se compose de zoologistes, botanistes, chimistes, minéralogistes et anatomistes. Lors de la réédition, son éditeur l’étend aux marchands, manufacturiers, teinturiers, &c. et aux voyageurs de commerce [3].

Le nuancier comme catalogue

La couleur est un stimulus visuel. Comment transformer cette sensation personnelle, dont la perception diffère par essence d’un individu à l’autre, en une notion partageable ? Comment aboutir à une terminologie standardisée, compréhensible par le plus grand nombre ? Ceci afin d’échanger des savoirs et des pratiques, à l’instar des naturalistes ; mais aussi des marchandises. Comment faire commerce de couleurs ? Plus proches de nous historiquement, les nuanciers commerciaux, tels que l’américain Pantone® (1963, initialement des encres en tons directs pour l’imprimerie, diversifiées depuis) ou issus d’organismes professionnels, tels que l’allemand RAL (1927, à destination du bâtiment : peinture, revêtement et plastiques) organisent les teintes par gammes et les distinguent par références numérotées. En amont et en aval de l’achat, les chiffres ont supplanté l’échange de petits échantillons de couleurs entre client·es et fabricant·es ; pour définir, communiquer et contrôler les couleurs.

Le nuancier comme langage

Isaac Newton définit trois couleurs primaires (bleu, jaune, rouge) et sept couleurs prismatiques (rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet), en harmonie avec les 7 notes de la gamme musicale diatonique. Cependant, sa théorie des couleurs publiée dans Opticks (1704) et basée sur l’observation du spectre lumineux, se trouve bien éloignée des préoccupations chromatiques quotidiennes des peintres ou des scientifiques des siècles ultérieures, qui manipulent ou reproduisent des objets concrets.

Ces professionnel·les développent alors leurs propres nomenclatures, en introduisant des subdivisions concrètes. Puisqu’un même terme (vert) peut s’appliquer à de multiples variations (clair, sombre, etc.), celles-ci vont être distinguées par l’association à des objets issus du quotidien (vert pomme, vert gazon, vert sapin) et régulièrement piochés dans la nature, première source d’observation. En parallèle, certains noms communs de couleurs proviennent des pigments et de leurs origines géographiques (terre de Sienne). Plus largement, au sein d’autres communautés, la gamme infinie des couleurs et des nuances se prête à des inventions langagières fantaisistes. Les linguistes [1] savent très bien que les noms de couleurs dépendent étroitement de la société dans laquelle ils apparaissent, de son actualité et de ses valeurs. Ainsi d’un brun « Boue de Paris » (France, XVIIIe), d’un gris « French grey » (Angleterre, XVIIIe) ou d’un rose « Cuisse de nymphe émue » (France, XIXe).

De l’instruction écrite à l’image

La démarche de Camille Leleu est plus contemplative que scientifique ou commerciale. Mais sa question reste la même : comment décrire une couleur selon un référent commun et facile à activer ? Comment la nommer ? Comment jouer du langage ? Quel est le pouvoir du texte dans la construction des images ? Cette année, l’école accueille sa première promotion du DNSEP mention Dialogues. Si cet intitulé parle d’interaction (humain/humain, humain/machine, machine/machine), il parle aussi de textes. Ce qui peut sembler paradoxal dans une école d’images.

Le champ lexical de la mer, qui se déroule au fil des pages suivantes, laisse une marge de liberté à chacun·e d’entre nous. Notre cerveau reconstruit un paysage visuel grâce à notre imaginaire, à partir de mots et de stimuli colorés. Certains objets nous apparaissent comme évidents et se matérialisent rapidement, grâce à notre mémoire qui réactive des notions apprises lors d’apprentissages, plus ou moins profonds, plus ou moins récents.
Et si nous nous permettions un parallèle avec les prompts ? Ces instructions rédigées à l’attention de logiciels de création d’images, entraînés à piocher et associer des éléments visuels selon des consignes rédigées… En sommes-nous si éloigné·es ?

Selon la philosophe Anne Alombert, “Pour un individu vivant, mémoriser ne consiste pas à stocker des données dans son cerveau, et apprendre ne consiste pas à réduire l’écart entre des résultats et des objectifs préalablement déterminés en adaptant son comportement à l’environnement. Mémoriser et apprendre supposent au contraire d’interpréter les données reçues, de leur donner un sens singulier en fonction des expériences et du contexte vécus et de les exprimer en les transformant, sous forme de nouvelles pratiques et de nouvelles significations, à la fois imprévisibles et improvisées. […] Nous apprenons pour inventer, non pour nous adapter [4]. »

Je nous souhaite une année d’apprentissage et d’invention.

Sandra Chamaret, directrice

 

1 Valérie Chansigaud, « Les naturalistes et les codes couleurs » et Annie Mollard-Desfour, « De l’impossible objectivité de la couleur », in Sandra Chamaret (dir.) De la couleur comme un code, Paris, 2016, -zeug + Hear
2 Patrick Syme, Werner’s Nomenclature of Colours, with Additions, Arranged so as to Render it Highly Useful to the Arts and Sciences, Particularly Zoology, Botany, Chemistry, Mineralogy, and Morbid Anatomy. Annexed to Which Are Examples Selected from Well-Known Objects in the Animal, Vegetable, and Mineral Kingdoms, Édimbourg, 1814, James Ballantyne & Co., for W. Blackwood
3 Giulia Simonini, « Organizing Colours: Patrick Syme’s Colour Chart and Nomenclature for Scientific Purposes », in XVII-XVIII [Online], 75 | 2018, La Couleur
4 Anne Alombert, Schizophrénie numérique, Paris, 2023, Allia

Direction de la publication : Sandra Chamaret
Coordination et relecture : Mickaël Tkindt-Naumann

Design graphique et gravures : Camille Leleu, diplômée d’un DNSEP de l’Ésac en 2022
Impression et façonnage : Média Graphic Rennes, 600 exemplaires
Typographies : Apfel Grotezk et Necto Mono par Collletttivo
Papiers : Arena Extra White Rough Blanc 100g/m2 et 140g/m2